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Que reste-t-il de la Constitution ?  À propos de l’arrêt Energotehnica (C 792/22) de la Cour de justice de l’Union européenne, du 26 septembre 2024

Que reste-t-il de la Constitution ? À propos de l’arrêt Energotehnica (C 792/22) de la Cour de justice de l’Union européenne, du 26 septembre 2024

Auteur : François VIANGALLI
Publié le : 14/10/2024 14 octobre oct. 10 2024

La Cour de justice de l’Union européenne vient de rendre une décision dont la motivation est susceptible, selon comme on l’entendra, de constituer un véritable séisme dans la hiérarchie des normes.

Pour aller droit au but, la question que cette décision soulève est la suivante : est-ce que le juge doit violer la Constitution si le droit de l’Union européenne le lui demande ?

La formulation peut paraître abrupte, mais c’est pourtant bien ce qui s’infère des mots mêmes de la Cour.

La Haute juridiction luxembourgeoise avait déjà jugé, dans la passé, que les États ne peuvent se retrancher derrière leur Constitution pour justifier une violation du droit de l’UE, dans le cadre d’une procédure de manquement intentée contre eux devant elle, par la Commission ou un autre État. Mais il s’agissait, alors, d’un contentieux ex post, portant sur la responsabilité d’un État vis-à-vis de l’UE, et pas du contentieux initial entre les parties.

Or, cette fois, c’est bien du contentieux initial entre les parties dont il est question. La Cour de Luxembourg juge de façon explicite que le juge national doit refuser d’appliquer la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de son pays – en France, il s’agirait du Conseil constitutionnel – si cette dernière est contraire au droit de l’UE.

Pour le dire autrement, cela signifie que, selon cette lecture, le droit constitutionnel est dans la hiérarchie des normes en dessous du droit de l’UE, et que ce dernier a primauté sur la Constitution des États membres.

Même si cela n’étonnera pas les spécialistes de droit européen habitués à ce type d’audace de la Cour de justice – car ceux-là savent que la Cour entend souvent de façon extensive les compétences de l’UE et les notions européennes, pour agir en profondeur sur les droits nationaux, y compris de façon initialement non convenue entre les États – il convient d’admettre que la présente décision est particulièrement explicite, et franchit de ce fait un pas supplémentaire.

Désormais, c’est le juge qui doit faire prévaloir le droit européen sur la Constitution, au besoin dès la première instance.

Mieux encore, la Cour lui octroie une immunité, ou du moins s’y essaie-t-elle, en jugeant que le magistrat qui fera prévaloir le droit européen sur la Constitution, en violation par conséquent de celle-ci, ne pourra faire l’objet d’aucune poursuite disciplinaire. Voilà donc la Cour de justice qui vient régir le statut des magistrats et les opposer, le cas échéant, à leur propre État !
Pour mieux comprendre de ce dont il s’agit, il n’est pas inutile de reprendre la décision depuis le contentieux de base et l’espèce concrète jusqu’à cette motivation spectaculaire au plan théorique.

En l’espèce, un électricien était décédé des suites d’une électrocution survenue en Roumanie, sur un chantier. Un contentieux administratif s’en était suivi, opposant l’Inspection du travail roumaine aux autorités en charge de définir les règles de sécurité, qui s’était soldé par une décision définitive de la Cour d’appel jugeant qu’il ne s’agissait pas d’un accident du travail.

A la suite de cela, le juge pénal avait eu à statuer sur des poursuites intentées contre l’employé de la société sur le chantier duquel l’accident avait eu lieu, et qui avait la charge de la sécurité.

En première instance, le juge pénal avait relaxé le prévenu au motif que la décision administrative avait acquis l’autorité de la chose jugée, et qu’elle liait par conséquent le juge pénal sur le fond, si bien qu’il ne pouvait être considéré qu’était survenu un accident du travail au sens légal, de sorte que le salarié chargé de la sécurité dans l’entreprise ne pouvait être tenu pour responsable à ce titre.

Cette décision du juge pénal procédait d’une application à l’espèce de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle roumaine, telle qu’elle découlait d’une décision du 17 février 2021.

En appel, la Cour avait donc saisi la CJUE d’une question préjudicielle, lui demandant en substance si elle devait être tenue par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, ou si, au regard de la directive n°391/89 de l’UE, il y avait lieu, par application des principes de protection des travailleurs et de responsabilité des employeurs qu’elle prévoit, d’écarter purement et simplement la jurisprudence constitutionnelle roumaine.

La réponse apportée à cette question par la CJUE est d’une totale clarté, comme en témoigne leur lettre même.

La Cour écrit en effet :

« D’emblée, il convient de relever que le juge national ayant exercé la faculté que lui confère l’article 267, deuxième alinéa, TFUE doit, le cas échéant, écarter les appréciations d’une juridiction nationale supérieure s’il estime, eu égard à l’interprétation donnée par la Cour, que celles-ci ne sont pas conformes au droit de l’Union, le cas échéant en laissant inappliquée la règle nationale l’obligeant à se conformer aux décisions de cette juridiction supérieure [arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C-430/21, EU:C:2022:99, point 75 et jurisprudence citée].

À cet égard, cette solution trouve notamment à s’appliquer lorsqu’une juridiction de droit commun est liée par une décision d’une cour constitutionnelle nationale qu’elle estime contraire au droit de l’Union [voir, en ce sens, arrêt du 22 février 2022, RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), C-430/21, EU:C:2022:99, point 76 et jurisprudence citée].

Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que le principe d’interprétation conforme requiert que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci. L’exigence d’une telle interprétation conforme inclut, notamment, l’obligation, pour les juridictions nationales, de modifier, le cas échéant, une jurisprudence établie si celle-ci repose sur une interprétation du droit national incompatible avec les objectifs d’une directive (arrêt du 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, EU:C:2018:874, points 59 et 60 ainsi que jurisprudence citée).


(...) le principe de primauté du droit de l’Union doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre en vertu de laquelle les juridictions nationales de droit commun ne peuvent, sous peine de poursuites disciplinaires encourues par leurs membres, laisser inappliquées d’office des décisions de la cour constitutionnelle de cet État membre, alors qu’elles estiment, eu égard à l’interprétation donnée par la Cour, que ces décisions méconnaissent les droits que les justiciables tirent de la directive 89/391 ».


Dès lors, ni l’autorité de la chose jugée, acquise en droit administratif, ni sa portée incidente en droit pénal en vertu du droit constitutionnel, ne peuvent délier le juge de son devoir d’écarter les dispositions nationales contraires au droit européen, fussent-elles constitutionnelles.

En résumé, le droit européen a primauté sur le droit constitutionnel, y compris dans un litige en cours.

Indépendamment de l’espèce, au demeurant tragique, cette motivation appelle deux commentaires immédiats.

Au plan institutionnel, il s’agit d’une manifestation de puissance de la Cour. Celle-ci s’affirme au-dessus des États, jusqu’au faîte de leurs Constitutions respectives. Le fait qu’il soit difficile de « briser la jurisprudence » de la Cour n’y est sans doute pas pour rien. En France, par exemple, le Parlement a parfois brisé la jurisprudence du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, par l’adoption d’une loi au terme d’un vote à la majorité. Dans l’Union, il faudrait, pour briser cette jurisprudence, réformer les traités, ce qui ne peut se faire que par un vote à l’unanimité des États, par hypothèse très difficile à obtenir. En d’autres termes, si dans l’ordre juridique national la séparation des pouvoirs assortit chaque pouvoir d’un contre-pouvoir effectif ou à tout le moins équivalent – législatif, exécutif et judiciaire, il n’en va pas exactement de même dans l’Union, où la Cour dispose d’un pouvoir très grand, limité par un contre-pouvoir très faible. La conclusion est simple : en droit européen, la Cour de justice est surpuissante. On peut s’en féliciter ou le déplorer, selon les points de vue. Mais c’est un fait.

Au plan contentieux, en France, cette décision ouvre théoriquement de nombreuses possibilités nouvelles, parmi lesquelles nous pourrions d’ores et déjà relever les deux suivantes :
 
  • Si dans un litige en cours, une QPC est posée, il peut y avoir lieu d’exiger du Conseil constitutionnel ou de la juridiction qui s’apprête à transmettre la QPC de poser d’abord une question préjudicielle à la Cour de justice, pour paralyser ou affaiblir la QPC ;
 
  • Si l’issue d’un litige dépend de la mise en œuvre d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel, alors la partie lésée par ladite mise en œuvre peut rechercher une contre-argumentation en droit de l’Union européenne, pour en annuler toute application.

Cette décision montre que l’expertise en droit de l’Union européenne va constituer à l’avenir un enjeu majeur dans le conseil juridique, l’assistance et la représentation en justice, car toute solution nationale peut désormais être remise en cause, et l’issue d’un procès basculer en conséquence.

Le droit européen n’est plus seulement un champ d’expertise particulier pour les juristes, il peut, bien au contraire, commander le tout.

François VIANGALLI , Avocat Of Counsel, cabinet BOREL & DEL PRETE
 

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